Le développement soutenable est-il soluble dans le lobbying, les conflits d’intérêts, les expertises biaisées ?
Remonter le fil de la pensée unique pour en dévoiler les causes inavouables: tel était le but de la rencontre « Les Think Tanks, source d’expertise ou influence ? » organisée par l’association Adéquations le 15 novembre 2011 à l’Assemblée nationale. Ce débat s’inscrivait dans le cadre d’un cycle de quatre séminaires intitulé « Le développement soutenable est-il soluble dans le lobbying, les conflits d’intérêts, les expertises biaisées ? » à quelques mois de la Conférence internationale de Rio+20.
Auteurs du livre « Un pouvoir sous influence – Quand les think tanks confisquent la démocratie », paru aux éditions Armand Colin en octobre 2011, Roger Lenglet et Olivier Vilain ont partagé avec les participant-es leurs travaux d’investigation sur la réalité des think tanks, instituts et autres fondations politiques apparues en France dans les années 2000 (et près d’un quart de siècle auparavant en Angleterre et aux Etats-Unis).
Les think tanks sont défiscalisés à 66 % quand ils sont reconnus d’utilité publique et, dans leur grande majorité, ils sont financés par les entreprises du CAC 40 et des agences de lobbying. Leurs rapports et réflexions influencent fortement les décideurs politiques, qu’ils soient UMP ou PS, alors que leur contenu est très similaire. « Les nuances sont savamment entretenues, mais ils sont d’accord sur l’essentiel, à savoir une orientation économique néolibérale » a résumé la journaliste indépendante et productrice de l’émission « liberté sur paroles » sur Aligre FM, Eugénie Barbezat, qui animait les débats.
« Capture du débat public », « industrialisation des idées », « prêt-à-porter de la pensée » : Roger Lenglet et Olivier Vilain n’ont pas mâché leurs mots pour dénoncer les procédés des think tanks qui, sous couvert de se présenter comme des « contre-pouvoirs », visent à la fabrication d’un consensus international, européen et national protégeant les intérêts des multinationales sur des thématiques aussi sensibles que le chômage, le droit du travail, les retraites, le système de santé, le logement ou la place de l’État, dans la perspective de privatiser les services publics…
Etude de cas : la dette. On assiste aujourd’hui à une véritable stratégie de manipulation de l’opinion publique, afin d’imposer ce thème comme celui qui conditionne tous les autres problèmes. La dette est ainsi présentée comme l’indiscutable évidence qu’il faut réduire drastiquement les dépenses publiques. Non seulement ce discours consensuel se garde bien de pointer les véritables acteurs du déficit public, mais il présente toute vision alternative comme irresponsable. « Il s’agit d’une véritable entreprise de guerre, a alerté Roger Lenglet, visant à détricoter le programme que le Conseil national de la Résistance a mis en œuvre après la guerre : un système de protection sociale fondé sur la solidarité et la justice, l’égal accès de tous à des soins de qualité quels que soient les revenus, la non lucrativité des services publics, une retraite par répartition, l’indemnisation du chômage, la liberté de grève, la limitation de la durée quotidienne du travail, etc. »
D’une manière générale, en effet, les think tanks se sont développés dans le cadre de la remobilisation, à partir des années 50, de la pensée libérale et de l’organisation des grands « capitaines » d’industrie capitaliste pour contrer l’Etat keynésien.
Autre exemple de dispositif garantissant l’intérêt général ciblé : le principe de précaution, dans le collimateur des think tanks depuis quelques années, surtout depuis qu’il a été constitutionnalisé en France avec la Charte de l’environnement. Le principe de précaution, institué depuis la Conférence de Rio en 1992, renforce la responsabilité des industries et fournit un argument juridique aux victimes, en cas de procès. De nombreux think tanks ont pour objectif d’obtenir sa suppression, notamment par une désinformation sur la définition même de ce principe, l’accusant de mettre en péril la recherche, de freiner notre économie et de miner « la libération de la croissance », opposant sans cesse « innovation » et « précaution » etc.
Alors que les lobbies et agences de lobbying n’ont pas toujours bonne presse, les think tanks en revanche sont valorisés – et valorisants pour ceux qui s’inspirent de leur production – car ils s’appuient sur des leaders d’opinions, journalistes, universitaires, experts auto-proclamés en tout genre, souvent appointés par des grands groupes financiers ou cédant à des promesses de pouvoir. En réalité agences de lobbying et think tanks participent d’une même sphère de l’influence : ainsi certaines agences proposent précisément à leurs clients de créer un think tank ad hoc ou d’engager un partenariat avec un think tank existant…
Les propositions de réformes ou les avis des think tanks sont de plus en plus cités dans les medias, et, d’après l’enquête faite par les auteurs, les parlementaires mentionnent désormais sans cesse les travaux de think tanks, en séance ou dans leurs rapports, dévoilant l’origine de leurs interventions. Ces rapports produits par des think tanks qui se plagient les uns les autres frappent généralement pourtant par leur médiocrité et la « novlangue » qu’ils propagent prête bien souvent à rire. L’exemple a été cité de l’expression « nutrigalette » ou de « matière valorisées agronomiquement » pour désigner les « boues toxiques ». Ce qui n’est pas sans rappeler le terme d’« usage contrôlé de l’amiante » pour « maintien du commerce de l’amiante » dans les pays qui n’ont toujours pas interdit ce commerce.
Pourquoi si peu de lucidité des élus ? ont questionné les participant-es à ce séminaire. Là encore, la réponse des auteurs de « Un pouvoir sous influence – Quand les think tanks confisquent la démocratie » est décapante: parce que tout à leur entreprise de communication, la plupart des politiques consacrent aujourd’hui davantage de temps à leurs prestations médiatiques qu’à consulter experts indépendants, associations à but non lucratif et syndicalistes de terrain. « Pourquoi les décideurs politiques républicains ne dénoncent-ils pas la perte du contrôle de la décision publique ? » déplore Olivier Vilain. Par exemple, pourquoi ne pas interroger la légitimité des rencontres ultra confidentielles du club Bilderberg, un think tank international très puissant qui rassemble personnalités politiques, industriels, banquiers et rédacteurs en chef de la grande presse ?
Face à cette « délocalisation du cerveau des politiques », permise et encouragée par la délégation du travail législatif au secteur privé, les auteurs proposent de limiter et d’encadrer les think tanks par une loi.
Pour enrayer cette confiscation de la démocratie, ils appellent le législateur à soutenir par des financements publics les recherches souvent très pointues et les propositions des réseaux d’expertise associative et citoyenne, vrais contre-pouvoirs qui échappent au financement des entreprises. Ils demandent également qu’une transparence totale des comptes et des « parrainages » soient imposée aux think tanks.
Yveline Nicolas, coordinatrice d’Adéquations, a rappelé également une caractéristique peu soulignée des think tanks : leur composition très majoritairement masculine. Elle a cité les interventions des féministes du groupe d’action La Barbe, qui portant pour l’occasion une barbe postiche, s’invitent régulièrement dans les manifestations de think tanks pour les « féliciter » de leur absence de parité et de l’acharnement dont ils témoignent à accaparer le pouvoir. Ainsi, en 2010, les intervenants du « Premier Forum annuel des Think tanks », étaient presque tous des hommes (6 femmes sur 25 intervenants). Yveline Nicolas note que le 2ème Forum du 19 novembre 2011 qui rassemble 23 think tanks ne voit guère de progression: « Sur 29 intervenants, 8 femmes (mais dont 3 sont là pour animer des tables rondes)».
Enfin, les participant-es ont échangé sur différentes initiatives intéressantes :
– le livre de Séverine Tessier et François Gargan « Corruption, Stop ou encore ? Manifeste pour l’action citoyenne » ;
– les Prix Pinocchio du développement durable décernés par les Amis de la Terre pour illustrer et dénoncer les impacts négatifs de certaines entreprises françaises, en totale contradiction avec le concept de développement durable qu’elles utilisent abondamment ;
– la campagne « Pour le droit à la souveraineté alimentaire, Non aux royalties sur les semences paysanne » ;
– la rubrique « Comment évolue la démocratie en France, veille sur les évolutions institutionnelles et juridiques » sur le site d’Adéquations (http://www.adequations.org/spip.php?article1537)
– Au niveau européen, la coalition citoyenne Alter EU lance une campagne contre le « pantouflage » de fonctionnaires et responsables des institutions européennes qui aussitôt leurs fonctions quittées sont embauchés dans des cabinets de lobbying et industries, qui profitent ainsi de leurs réseaux et informations.