N’oublions pas le secteur rural dans la reconstruction : une priorité et une urgence pour la sécurité alimentaire en Haïti
Haïti est une terre paysanne : plus de 60% de la population haïtienne vit en milieu rural. Le séisme a détruit Port-au-Prince et les villes situées à l’ouest et au sud de la capitale, mais il n’a pas épargné les zones rurales, particulièrement dans les départements de l’Ouest et du Sud-est autour de Jacmel. Il s’agit d’un milieu très densément peuplé , dans un paysage de petites maisons paysannes (les kay peyi), dispersées au milieu des plaines côtières ou sur les flancs des mornes et entourées de leurs jardins cultivés.
Le séisme a très certainement fait plus de victimes sous le béton des villes de Port-au-Prince, Jacmel et Léogane que dans les maisons de bois, chaux et paille des petits paysans haïtiens. Les plus pauvres d’entre eux, les ‘petits malheureux’ comme ils se nomment eux-mêmes en Haïti, n’ont peut-être pas perdu grand chose : ils n’avaient déjà presque rien. Mais pour beaucoup de paysans haïtiens, les conséquences du séisme sont dramatiques : destruction des écoles rurales, perte de leur habitat, dégradation d’infrastructures agricoles, disparition d’animaux, etc.
Sans compter les effets concomitants et déjà bien réels que sont les difficultés d’écoulement et de vente des produits en raison du manque d’essence, de transport et de liquidité financière dans tout le pays, ou l’incapacité subite de financement de l’Etat pour l’achat de leurs productions (riz, haricot, lait, etc.) à destination de programmes fondamentaux d’alimentation des écoles et cantines scolaires. Des tonnes de nourriture arrivent aujourd’hui chaque jour à l’aéroport de Port-au-Prince, qui sauvent des vies. Mais dans quelques semaines – on ne parle même pas de mois – , le 1er enjeu sera de pouvoir s’approvisionner aussi localement en aliments de base et s’assurer que la production vivrière du pays sera au pire maintenue mais au mieux, accrue. Celle-ci couvre aujourd’hui moins de 45% des besoins en aliments de base que consomment les 9 millions d’habitants du pays : sorgho, maïs, riz, haricots, bananes, tubercules, lait, volailles, …. Près de 60% des besoins alimentaires de base sont assurés par les importations. Encore aujourd’hui, plus de 60% des familles paysannes vivent avec des revenus de moins de 1 USD par jour.
Au cours des dernières décennies, l’agriculture a perdu peu à peu sa capacité à fournir les marchés locaux. Ceux-ci sont envahis par du riz américain ; les importations de viande de poulet (bas morceau) en provenance des États-Unis moins cher que la viande locale ont modifié les habitudes alimentaires : 90% des produits vendus dans les supermarchés dans les villes sont importés.
En cause : la concurrence déloyale des produits de l’agriculture du Nord mais aussi la difficulté pour un Etat fragile de mettre en oeuvre des politiques ambitieuses dans ce domaine et de défendre son marché intérieur. Un vrai dilemme pour l’Etat car il faut aussi nourrir à bas prix les populations urbaines pauvres des bidonvilles. Terre paysanne et rurale, Haïti tire de l’agriculture 25% de la production de richesse du pays. Les exportations de café, cacao, mangues, huiles essentielles et quelques autres produits agricoles assurent encore près de 13 % du PIB.
Alors que le séisme provoque des difficultés de transport, d’écoulement des produits sur les marchés nationaux et d’exportation qui affectent bien au-delà des seules régions rurales sinistrées, le 2ème enjeu est de relancer rapidement l’activité économique en milieu rural : elle doit contribuer dès maintenant à soutenir la reconstruction du pays.
Or au-delà des clichés que porte comme un fardeau Haïti, pays le plus pauvre au niveau économique de l’hémisphère Nord, sait-on que le milieu rural recèle de succès dont on ne parle malheureusement pas assez ? Sait-on qu’au cours des quinze dernières années, des organisations paysannes se sont rendues maîtres dans tout le pays de la filière café – historiquement ‘l’or noir’ d’Haïti – depuis sa production jusqu’à sa commercialisation alors que ces familles ont fait historiquement l’objet d’une extorsion permanente de la valeur ajoutée produite de la part de quelques exportateurs en position monopolistique ?
Sait-on que des organisations de petits éleveurs ont pu développer une filière nationale d’approvisionnement en produits laitiers d’origine paysanne, disponibles dans tout le pays à partir d’un réseau de mini-laiteries, alors que l’importation de lait en poudre représentait en 2008 le 2ème poste d’importation budgétaire du pays ?
Sait-on que ce sont des organisations structurées de petits paysans qui produisent et commercialisent aujourd’hui sur les marchés urbains et internationaux la mangue francisque, si appréciée en Haïti et sur le marché américain ?
En dépit de l’incapacité financière de l’Etat d’assurer l’entretien des systèmes irrigués, sait-on que les familles paysannes ont souvent réussi au cours des vingt dernières années à maintenir et entretenir au moins partiellement ces infrastructures pour assurer leur sécurité alimentaire et conserver une capacité d’alimentation du pays en produits vivriers ?
Autant de succès promus et appuyés par des ONG haïtiennes dynamiques et innovantes, et plusieurs avec le concours d’Agronomes et vétérinaires sans frontières. On ne peut donc pas parler de reconstruction sans considérer l’appui immédiat au secteur rural dans les toutes prochaines semaines : il est fondamental et urgent dans cette phase qui doit dès maintenant initier. C’est aussi là l’un des enseignements de précédentes catastrophes comme le Tsunami en Indonésie.
L’enjeu à court terme est d’appuyer et financer de manière volontariste la consolidation de ces initiatives dans les zones affectées par le séisme, mais également sur l’ensemble du territoire national. L’exode massif depuis la capitale vers la province bouleverse déjà les économies locales, en particulier sur les conditions d’accès à l’alimentation de même que sur l’emploi rural.
Au moins 500.000 personnes ont déjà quitté ou quitteront prochainement Port-au-Prince. Comment les nourrira-t-on demain ? La ville de Port-au-Prince et ses bidonvilles ont historiquement grossi en raison de l’appauvrissement des campagnes et de l’exode des ruraux vers la ville. Les habitants de la capitale sont pauvres, mais la grande pauvreté en Haïti se situe encore en milieu rural. Ces initiatives dans les campagnes sont portées par une société civile haïtienne intelligente et active : de grandes organisations paysannes comme le MPP sur le Plateau Central (Hinche) ou CROSE dans le département du sud-est (Jacmel), des associations et coopératives de petits paysans regroupées aujourd’hui en union ou fédération sur des produits alimentaires et d’exportation stratégique (lait, riz, café, cacao, mangues, autres fruits), enfin des ONG haïtiennes. Ce sont nos partenaires. Cette société civile s’est mobilisée dans l’urgence ; ils ont été les premiers sauveteurs de leurs compatriotes, et malgré le traumatisme et la douleur, elle est déjà à l’œuvre pour la reconstruction.
Ce sont ces organisations déjà opérationnelles, que la communauté internationale devrait avoir l’intelligence d’écouter et sur lesquelles elle devrait s’appuyer pour répondre au mieux aux besoins du pays et reconstruire une réelle capacité de production pour la sécurité alimentaire des populations rurales et urbaines, pour la création d’emploi en milieu rural et la production de richesse pour Haïti.
Alors que notre coordinatrice française en Haïti sortait à peine avec son équipe franco-haïtienne, saine et sauve, du traumatisme, deux jours après le séisme à Port au Prince, au milieu des décombres de leurs propres maisons, elle recevait un message d’un petit producteur de cacao du Nord du pays, responsable d’une fédération paysanne que AVSF appuie pour la production et commercialisation d’un cacao de qualité sur le marché national et international.
Il voulait ainsi s’assurer que la réunion prévue trois jours après au Cap Haïtien, était maintenue car ils avaient besoin de notre appui pour programmer dès maintenant la campagne de production et récolte qui commence en mars. Ces organisations participent déjà à l’effort collectif de reconstruction du pays. La communauté internationale saura-t-elle répondre à leurs attentes ?